Il était cinq heures du matin, l’heure où même les vers de terre roupillent encore dans leurs slips de glaise, et nous, on était déjà debout comme deux cons mal réveillés, les bottes en caoutchouc jusqu’aux rotules, les thermos de café tiède à la main, et la ligne à pêche en bandoulière comme des flics de la nature en mission spéciale.
Mon père, il puait le vin rouge sec et le vieux fromage, même à jeun. Il disait que c’était sa testostérone qui transpirait par tous les pores depuis qu’il avait arrêté de fumer, en 1996. Il portait une casquette “Pêche & Traditions” qu’il avait gagnée en découpant quinze codes-barres sur des boîtes de pâté pour chien. Il disait que c’était de la bouffe de champions, qu’il en mangeait parfois lui-même, en cachette, quand maman était encore là et que la vie avait un goût de Knacki chaude.
Moi, j’avais quinze ans et demi, j’étais en bout de pelote de ma crise d’adolescence. J’avais une coupe au bol inversé et des Doc Martens qui grinçaient sur les cailloux, et ce matin-là, j’avais décidé que j’allais lui dire. Pas lui dire “je t’aime” ou “tu pues de la gueule” — ça, c’était quotidien. Non, je devais lui dire que j’aimais les filles, que mes rêves sentaient la sueur de vestiaires de hand féminin et les doigts dans les cheveux de Kellyanne avec son piercing au septum et sa voix de garçon manqué.
Mais le timing était moisi comme une truite oubliée derrière un radiateur.
— Papa ? j’ai dit, en dépliant ma chaise en toile imprimée “Chasse et Poésie Vol.2”.
Il roulait une clope avec ses doigts en mode origami agricole.
— Quoi ? T’as cassé le moulinet encore ?
— Non. J’voulais juste te dire un truc.
— Ben dis, ma fille. J’ai pas pris ma montre pour entendre les grillons. Balance.
Il avait ce ton semi-amoureux quand il parlait à ses leurres, à ses cannes, à moi. C’était sa façon de dire qu’il tenait à nous sans sortir de poème.
Je me suis raclée la gorge comme une chanteuse de blues en préretraite.
— J’aime les filles, papa. Genre, j’voudrais pas me marier avec Kevin du Quick, j’voudrais me barrer en mobylette avec une meuf tatouée.
Il a allumé et tiré sur sa clope. Une taffe longue comme un silence de western. Puis il m’a regardée sans lunettes, donc dans le flou.
— Les goujons sont saphiques ma fille, qu’il a dit.
J’ai pas compris tout de suite. J’ai cru que c’était une métaphore, une insulte, ou une hallucination due au Ricard. Mais non, il a continué :
— J’te jure. Tu les regardes bien, les petits là, avec leurs reflets argentés, on dirait des poissons qui écoutent du Björk et qui se massent les nageoires. Moi j’crois qu’ils s’aiment entre femelles. Les mâles c’est pour pondre, mais le reste du temps, c’est des orgies de câlins piscicoles.
J’ai pas pu m’empêcher de rire. Il m’avait sorti la seule réponse possible à mon coming out au bord d’un étang vaseux, un truc entre l’absurde et la tendresse brute.
— Ça te dérange pas ? j’ai demandé.
Il a haussé les épaules, puis il a jeté un regard circulaire autour de l’étang, comme s’il cherchait une caméra cachée.
— Tu crois qu’un mec qui boit du Viandox dans sa gourde peut juger quelqu’un ? T’aimes qui tu veux, ma fille. Mais choisis une meuf qui sait faire des nœuds de pêche, sinon j’vais m’inquiéter pour tes week-ends.
Et puis il a pété. Un long, un sonore. Le genre de paix intestinale qui scelle les grandes conversations.
Après ça, plus personne n’a rien dit pendant vingt minutes. Le soleil s’était mis à lécher les roseaux et les moustiques organisaient leur petit déjeuner sur nos peaux moites. Mon père mâchait son mégot éteint, moi j’essayais de faire croire à la truite que j’étais un appât sexy. On était deux statues en attente d’un miracle.
Puis il a recommencé à parler. Avec sa voix grave, pas grave dans le sens dramatique, grave dans le sens : on dirait qu’il a avalé une râpe à fromage.
— Tu crois qu’il y a des poissons trans ? a-t-il lâché.
J’ai froncé les sourcils.
— Genre quoi, des brochets non-binaires ?
— Ouais, ou des carpes fluides. J’veux dire, si les humains peuvent changer de sexe, pourquoi pas eux ?
— Je sais pas, peut-être que chez les poissons, ça les intéresse pas.
Il a hoché la tête comme un sage précaire.
— C’est con les poissons. Ça a pas de paupières, déjà. Tu peux pas leur faire un clin d’œil complice. Et puis ça fait que respirer dans l’eau et pondre. Pas de chanson, pas de sandwichs.
C’était sa grande théorie du moment : tout ce qui ne pouvait ni chanter ni faire un sandwich était fondamentalement inférieur.
Puis il a sursauté.
— Bordel, ça mord !
Sa canne à pêche a fait une courbe digne d’un film de karaté. Il a tiré, mouliné, juré, et au bout d’un combat qui ressemblait à un accouchement à sec, il a sorti… un pneu. Un pneu de mobylette, plein de vase et d’algues filandreuses, comme une pizza vegan de l’enfer.
Il a regardé le pneu comme si c’était un message de l’au-delà.
— C’est un signe. Une lesbienne à mobylette est passée ici.
Je l’ai regardé, sans trop savoir s’il blaguait ou s’il venait d’inventer une nouvelle religion.
— Papa, c’est juste un pneu.
— Justement. Rien n’est “juste un pneu”. Les objets ont une mémoire. Celui-là a roulé sur des chemins. Peut-être qu’une fille comme toi l’a utilisé pour fuir un connard. Peut-être qu’elle écoutait du rock garage et qu’elle fumait des clopes roulées au basilic.
Il est parti dans une rêverie. Ça lui prenait parfois. Il appelait ça ses “moments de chlorophylle intérieure”. Il avait lu ça sur un flyer d’acupuncture pour chiens.
— Tu veux qu’on rentre ? j’ai demandé.
— Tu veux fuir le monde ou fuir les silences ?
Il avait l’art de poser des questions qui avaient l’air profondes mais qui étaient juste des mélanges de mots au hasard.
— Je veux juste aller pisser, j’ai dit.
— Alors va. Mais n’oublie pas d’écouter les arbres, parfois ils te répondent.
Je suis partie derrière une haie de ronces et j’ai pissé dans le sol en regardant le ciel. J’avais l’impression que la nature m’acceptait plus vite que la société. Elle s’en foutait que j’aime les filles. Elle avait vu bien pire. Et elle était toujours là.
Quand je suis revenue, il avait monté un petit feu avec trois brindilles et un peu de papier journal. Il faisait chauffer une boîte de raviolis en équilibre sur une pierre. Un vieux réflexe de campeur désorganisé.
— T’en veux ?
— C’est les quels ?
— Ceux au cheval ou ceux au poison doux, je sais plus. Mais ils datent de l’été 2004, donc c’est des millésimés.
J’ai pris une fourchette, c’était tiède et acide.
— Tu sais, papa, j’ai aussi embrassé une fille. Une vraie fois. Pas juste en rêve.
— Et c’était bien ?
— C’était comme manger une salade fruits. Plein de jus et plein de fraîcheur.
— Alors t’as eu de la chance. Moi mon premier baiser, c’était sous une table de camping avec une fille qui mâchait du saucisson. Elle m’a mordu la langue et j’ai saigné dans sa bouche. Elle a dit que c’était mystique.
On s’est regardés. On a ri. Et c’était doux.
Le feu de camp faisait des bruits de bouche. Les raviolis bullaient dans la boîte cabossée, ça sentait le fer rouillé et la tomate chimique, un truc entre une cantine de prison et un souvenir de colo ratée.
Mon père mangeait comme si c’était de la caviarade. Il disait qu’un homme se définit par ce qu’il accepte de considérer comme un festin. Il m’avait dit un jour que le meilleur plat de sa vie, c’était une biscotte mouillée d’eau de vaisselle, parce qu’il l’avait mangée en regardant un arc-en-ciel, et que l’amour des couleurs rendait tout comestible.
Je venais de lui dire que j’avais embrassé une fille. Il avait approuvé avec les sourcils, puis m’avait servi une deuxième portion. Ça c’était une vraie partie de pêche. Que jamais j’oublierais.
Et puis, sans prévenir, ça s’est produit.
Un bruit, long, tremblé, sonore, s’est échappé de son postérieur avec une majesté toute naturelle. Pas un pet classique, non. Un pet rituel, un pet mystique. Un souffle sacré comme une trompette de l’Apocalypse dans une flaque de bière tiède.
Il m’a regardée. J’ai levé un sourcil.
— J’crois qu’y’a de l’orage, qu’il a dit, avec un sourire de vieux bourrin mal rasé.
Mais le pet, ce traître, n’était pas qu’un son. Il avait apporté un peu plus. Une flamme, légère d’abord, comme une langue de briquet qui chatouille le néant. Elle a jailli du feu déjà existant, comme si son pet l’avait excité, réveillé, attisé.
— Papa…
— Hein ?
— Ton cul a foutu le feu à la forêt.
Il s’est retourné. Et c’était vrai.
Les herbes sèches derrière lui avaient pris. Pas une grosse flamme, mais un début. Un frémissement incandescent. Un clignement d’enfer. Et ça montait. Vite.
Il a bondi. D’une seule traite. Comme une grenouille sous acide.
— J’vais chercher la gourde !
Il a vidé sa gourde de Viandox sur le feu. Autant balancer du whisky. Les flammes ont ri. Vraiment. Je jure qu’elles ont ri. Des éclats de rire orange et jaune. Je me suis dit que peut-être l’enfer commençait souvent par une erreur de digestion.
On a tapé avec nos vestes. On a soufflé comme deux cochons asthmatiques. J’ai lancé une boîte de raviolis fermée, en espérant que ça explose et éteigne tout. Ça a explosé. Mais ça a juste repeint un arbre en sauce tomate.
Et là, y’a un héron qui est passé au-dessus de nous, en gueulant comme un klaxon de tracteur. Ça m’a paru symbolique. Genre : “bande de cons, vous cramez la planète à cause de vos gaz intérieurs”.
Le feu prenait. Vraiment. Une partie du talus crépitait. On commençait à entendre des insectes paniquer, des scarabées courir en cercles, des grenouilles bondir comme des champions olympiques du désespoir.
— On va crever, j’ai dit.
— Non. Pas aujourd’hui. Pas comme ça. J’veux pas mourir dans une forêt en tongs à cause d’un pet mal calibré.
Il a dit ça avec un excès de conviction, ferme, implacable. Je sais pas s’il essayait de se persuader ou s’il l’était déjà, mais j’ai senti que fallait pas que je réponde.
Il a attrapé notre glacière. Vide. Il l’a lancée sur les flammes. C’était ridicule. Mais héroïque.
Et puis il a crié :
— Cours !
Alors on a couru. Comme dans les films de fin du monde. Avec les bottes qui claquent, le sac qui cogne, les doigts qui sentent le ravioli brûlé. On a foncé à travers les buissons, les orties, les souvenirs. On s’est pris des branches dans la gueule et des flashs dans le cerveau.
Je riais. Il râlait. C’était une fuite en forme de poème.
Quand on s’est arrêtés, c’était au bord d’un champ de maïs. On avait de la cendre sur les joues, du feu dans les yeux, et le cœur qui tapait comme un tambour de carnaval.
Il s’est effondré dans l’herbe. Pas de fatigue. De philosophie.
— Tu vois, ma fille, ton coming out… il était pas si explosif en fait. C’est moi le problème. C’est moi la bombe.
J’ai rigolé. Je l’ai regardé. Mon père, torse poilu, lèvres noircies par le charbon, le regard vers les nuages. Et je l’ai aimé. Fort. Salement. Vraiment.
— Tu penses qu’ils vont voir les flammes ?
— Si on a de la chance, ouais. Et si on a encore plus de chance, ils croiront que c’est une œuvre d’art.
On avait marché longtemps.
Pas vraiment loin, juste longtemps. Comme si le temps s’était dilaté autour de nous pour faire place à la honte, à la chaleur et à la beauté d’avoir fui ensemble comme deux fugitifs qui auraient braqué un supermarché de souvenirs.
On s’est réfugiés dans une vieille cabane pourrie qui sentait l’humidité et le pipi de fouine. C’était pas vraiment une cabane. Plutôt un abri de fortune, une structure en taule et en palettes, un truc qui tenait debout par le pouvoir du hasard et de quelques toiles d’araignées ambitieuses.
Il s’est assis sur une chaise en plastique fendue en deux. Elle a gémi.
— J’crois qu’on est devenus des criminels écologiques, il a dit.
— T’as pas tort. Ton pet a foutu le feu au département.
— Mon pet était sincère.
Silence. Puis il a soupiré, long et profond. Un soupir de forêt brûlée.
— Tu m’en veux pas ? j’ai demandé.
— De quoi ?
— D’être lesbienne.
Il m’a regardée. Il avait des yeux tristes mais pas désespérés non plus.
— Ma fille… j’t’en voudrais pas si tu tombais amoureuse d’une table basse. Tant que ça te fait du bien.
J’ai ri.
Il a continué.
— Tu sais, j’ai jamais compris l’obsession des gens avec ce qu’il y a dans les pantalons des autres. Moi déjà, le mien, je le gère à peine. Alors aller regarder celui du voisin…
Il s’est gratté la joue. Il avait une écharde dans la barbe.
— Et puis, faut être honnête : t’as pas été faite pour vivre comme les autres ils veulent qu’on vive.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que t’écoutes de la musique sans paroles, que tu collectionnes des bouchons en plastique, et que t’as une passion malsaine pour les documentaires sur les champignons. Faut être lesbienne ou sorcière pour ça.
Je l’ai regardé. Il souriait. Mais y’avait pas de moquerie. Juste de l’amour un peu cabossé.
— J’ai peur, papa.
— De quoi ?
— D’être regardée comme un truc bizarre. D’être réduite à ça. À “la fille qui aime les filles”. J’suis plus que ça, tu vois. J’suis même pas sûre d’aimer que les filles. J’suis en chantier. J’ai même pas fini de couler les fondations.
Il a hoché la tête.
— On est tous des maisons en travaux. Moi, j’ai une fuite au plafond depuis 1973. Et une colonie de pigeons dans le grenier.
Il a tapoté son crâne.
— Là-dedans, c’est pas droit. Mais c’est vivant.
Un mulot est passé dans le fond de la cabane.
Je me suis assise à côté de lui. On regardait les planches de bois, comme si elles pouvaient nous expliquer quelque chose de plus grand.
— Y’a une fille que j’aime bien. Elle s’appelle Kellyanne. Elle a des bagues aux doigts et un rire qui sent le citron.
— Et elle sait que tu l’aimes bien ?
— Peut-être. Peut-être pas. Elle m’a touché le dos une fois. Mais c’était parce qu’elle puvait pas passer dans le couloir.
— C’est un début. Beaucoup de grandes histoires commencent avec des poussières.
Il a fouillé dans son sac et sorti un morceau de chocolat fondu dans son emballage. Il l’a tendu comme une offrande.
— Tiens. Ça soigne rien, mais ça aide à tenir debout.
J’ai croqué dedans. C’était tiède, pâteux, et réconfortant comme un vieux coussin de canapé familial.
Puis il s’est levé.
— Tu veux qu’on y retourne ? Voir si le feu s’est calmé ?
— Tu crois pas qu’il va nous reconnaître ?
— Le feu ? Non. Le feu est con. Il n’a pas de mémoire, que de l’appétit.
On était en train de dessiner des visages dans la buée du plastique de la fenêtre quand ils sont arrivés.
Une lumière orange, mais pas le feu cette fois. Une gyrophare de camion de pompiers, qui faisait danser les ombres comme dans une boîte de nuit pour animaux blessés.
Un gars est descendu, casqué, moustachu, genre costaud en fin de journée. Deux autres suivaient, jeunes, rouges, un peu essoufflés. Ils ont toqué au panneau de bois avec une lampe torche.
— Y’a quelqu’un là-dedans ? a crié le moustachu.
Mon père s’est figé. Il m’a regardée avec ses yeux de sanglier abasourdi.
— Dis rien, il a chuchoté.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est encore plus grave que je pensais : on a foutu le feu à la forêt et on a mangé des raviolis périmés. On est des dangers publics.
Trop tard. J’ai éternué. Un vrai éternuement qui vient du fond du nez. Les pompiers sont entrés.
Le moustachu nous a scannés du regard. Son nez faisait de l’ombre. Il avait une voix carrée, celle des mecs qui sont déjà nés adultes.
— Vous êtes là depuis combien de temps ?
— On vient d’arriver, j’ai dit.
Mon père hochait la tête trop vite.
— Vous avez vu quelque chose, tout à l’heure ? Un départ de feu, un promeneur suspect ?
— Non, rien.
— Même pas une fumée ? Une odeur ?
— Y’avait peut-être un oiseau nerveux, a dit mon père.
Le moustachu a froncé les sourcils.
— C’est pas la première fois qu’on a un départ de feu dans ce coin. Mais là, c’est costaud. Quatre hectares cramés déjà. Des hérissons rôtis, des roseaux en cendres. Y’en a qui rigolent pas avec la nature.
Un des jeunes pompiers s’est approché de moi.
— Vous faites quoi ici ?
— On pêchait.
— Dans le marais ?
— Ouais.
— Y’a pas de poissons dans le marais.
— C’est pour ça qu’on pêchait. Pour leur redonner espoir.
Le pompier a cligné des yeux. Il a reculé lentement, comme devant un animal imprévisible.
Le moustachu reprenait :
— Et cette odeur ? On dirait du brûlé. Et du Viandox.
Mon père a haussé les épaules.
— J’ai fait du feu pour cuire des raviolis. Ça doit être ça.
— Et le feu, il s’est pas échappé ?
— Non. J’ai pissé dessus.
Un blanc. Un silence qui avait la forme d’une boîte de conserve vide.
Le moustachu a sorti un carnet. Il a pris des notes. Je voyais son stylo faire des cercles nerveux.
— Bon. Si jamais vous entendez ou voyez quoi que ce soit… appelez ce numéro. C’est grave, ce genre de conneries.
Il a laissé un papier froissé sur la table. Le père l’a pris comme si c’était une convocation céleste.
Les pompiers sont repartis. Le moteur du camion a grogné comme un chien trop gros pour sa niche. Le silence est revenu, un peu gêné.
— Tu crois qu’ils ont capté ? j’ai demandé.
— Quoi, que j’ai allumé une hécatombe avec mon anus ? Non, j’ai été subtil.
— Papa, t’as dit que t’avais pissé sur un feu. C’est pas subtil, c’est suspect.
Il s’est allongé sur le sol de planches. Il fixait le plafond comme s’il attendait un miracle par le toit.
— On est peut-être les premiers humains à faire un coming out écologique par le pet. C’est historique. Tu devrais écrire un poème.
— Je suis pas sûre que les gens soient prêts à lire ça.
— Les gens sont jamais prêts. Faut les prendre par surprise. Comme une flatulence sincère.
Je me suis allongée à côté de lui. L’air était chaud, lourd de vérité et de bêtise.
— T’as envie de la revoir, ta Kellyanne ?
— Ouais.
— Tu veux lui dire ?
— Je veux lui montrer.
— Alors fais-le. Montre-lui. Et si elle comprend pas, c’est qu’elle est pas faite pour danser avec toi.
Il avait des phrases comme ça. Pas toujours très logiques. Mais qui sonnaient vrai, à force d’être bancales.
On a marché vers la voiture comme deux soldats d’une guerre qui n’avait pas vraiment eu lieu. Mon père avait son sac sur une épaule et un poisson en plastique trouvé sur le chemin à la main, comme un trophée de guerre débile.
— Tu veux conduire ? il a proposé.
— J’ai pas le permis.
— Mais tu sais conduire quand même.
Il a lancé les clés en l’air, les a rattrapées, et on est montés dans la vieille Twingo verte qui sentait la sueur séchée et les chewing-gums à moitié mâchés. Elle a démarré en toussant comme un vieillard.
La route défilait lentement, les arbres encore noirs sur les bords, comme des ombres chinoises. Le ciel devenait violet. Pas un violet poétique. Un violet hésitant, comme une décision de dernière minute entre le crépuscule et la gueule de bois.
— Tu crois que ça va laisser une trace ? j’ai demandé.
— Le feu ?
— Ou tout le reste. Le week-end, le coming out, le héron qui gueule, le chocolat fondu.
— On a foutu le feu à une forêt, mangé de la viande tiède, menti à des pompiers, et parlé d’amour entre filles dans une cabane à fouines. Si ça laisse pas de trace, c’est qu’on est morts depuis dix ans.
J’ai souri. C’était con. C’était bien.
Il a mis la radio. Une vieille chanson de variété où quelqu’un chantait l’amour. C’était mal écrit et profondément juste.
Au feu rouge du village, il s’est tourné vers moi :
— Tu veux qu’on garde ça pour nous ?
— Le feu ou le reste ?
— Les deux. Mais surtout… toi. Ce que t’es. Ce que t’aimes.
— Non. Je veux pas le cacher.
— OK. Alors je l’écrirai sur un tee-shirt.
J’ai ri.
— J’ai pas dit que je voulais que tu le cries non plus.
— Trop tard. J’ai déjà l’idée : “Ma fille aime les femmes et j’aime les raviolis froids.”
— C’est long.
— On s’en fout. On a tout une poitrine.
On est arrivés devant la maison. Le chien dormait sur le paillasson comme une larve. Le jardin sentait la fin de journée et les orties qui veulent pousser encore. Les rideaux bougeaient doucement.
Il a coupé le moteur.
Un silence.
Il a tourné la tête, lentement.
— Tu sais… j’ai jamais su être un vrai père. J’ai juste été là. Avec mes pets et mes idées tordues.
— C’est déjà plus que beaucoup.
— J’ai essayé d’être pas trop con.
— Et t’as réussi. Mais pas tout le temps.
Il a hoché la tête. Fier.
— Et toi… sois pas trop gentille. Ça sert à rien. Sois libre. Sois bizarre. Sois ce que t’as pas encore compris.
— Et si je me perds ?
— Ben je viendrai. Avec des sandwiches. Et des lampes frontales.
On est descendus de la voiture. Il a pris son poisson en plastique. Moi, j’ai pris la boîte vide de raviolis, parce que parfois, les choses vides sont les plus lourdes à porter.
En rentrant, il m’a regardée une dernière fois, juste avant d’ouvrir la porte.
— Ah, au fait…
— Quoi ?
— La prochaine fois qu’on va pêcher, on prend des marshmallows. Et un extincteur.
Et il a disparu dans la maison.

