Clémentine Pons

Toulouse


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Baston


La nuit colle. Une bière renversée sur le trottoir, une flaque sombre sous les néons blafards de l’appartement trop petit, trop plein. La sono crache un son saturé qui fait vibrer les vitres, les rires s’écrasent contre les murs comme des verres cassés. Une odeur poisseuse de tabac froid et de sueur imprègne tout. Ça colle sous les chaussures, une sensation de misère palpable. Alizée pousse la porte, Baston lovée dans ses bras. La chienne, une masse chaude et rassurante, dort presque, inconsciente du fracas, des effluves de tabac froid qui s’accrochent aux murs. Une fille maquillée à outrance, les yeux brillants d’une ivresse déjà ancienne, la salue, sa voix déchire le brouhaha.

« Alizée ! T’es venue, putain ! Je croyais que tu allais me ghoster encore une fois. »

Alizée, la voix rauque, une ironie sèche aux lèvres qui ne masque pas sa propre fatigue, répond : « Je me suis dit que j’allais faire un effort social. Une fois par trimestre. »

La fille maquillée disparaît dans la foule suante et anonyme. Alizée, une ombre parmi d’autres, dépose Baston sur un canapé usé jusqu’à la corde. La chienne s’enroule, les yeux clos, déjà ailleurs. Alizée traverse la pièce, slalome entre les corps, les rires creux, le mec en marcel qui squatte les chiottes depuis trop longtemps. Elle cherche juste un truc sale, fort. Le mec, les yeux brillants de vodka, lui tend un verre sans un mot. C’est là. Brut. Pas de chichis. La vie, ici, ça se boit sans poser de questions. Elle cherche les toilettes. « Au fond à gauche. Si il y a une meuf qui pleure dedans, tu lui dis de bouger. Elle squatte depuis vingt minutes. » La normalité de l’absurde. Elle boit, grimace, ravale. Revient vers le salon, se poste dans un coin, observant, respirant l’air vicié.

Puis, Alva. Vingt-sept ans, un éclat de lumière dans le chaos ambiant, débordant d’une énergie qui semble défier la gravité. Elle vient du balcon, bras en l’air, dansant en marchant. Ses cheveux collent à son front, son rire porte loin, traversant le bruit de la fête. Elle se moque d’un mec, serre une nana dans ses bras, puis ses yeux, vifs et perçants, accrochent ceux d’Alizée. Direct. Sans filtre. Une déflagration.

« T’es nouvelle ou t’as juste l’air paumée ? »

« Un peu des deux. »

« Moi c’est Alva. La meilleure pour faire des mojitos, des câlins et des conneries. »

« Alizée. Je suis nulle en câlins. »

« On verra ça. T’as un regard de meuf qui en a besoin. »

Baston, la petite chienne, lève la tête, ses oreilles s’agitent à l’écoute de cette nouvelle voix. Alva s’accroupit, caresse la chienne avec une douceur inattendue. « Il est beau. C’est quoi son nom ? »

« C’est une femelle. Baston. »

Leurs regards se croisent à nouveau. Alva sourit, un sourire large, généreux, magnétique. Dangereux. Alizée le sent, ce truc qui irradie, ce magnétisme sans nom.

« Tu veux fumer un truc avec moi sur le balcon ? J’ai besoin d’air. Et t’as une gueule de galérienne, je ne veux pas rater ça. »

« Tu n’as pas peur que je sois une tarée ? »

« On est tous tarés ici. La vraie question, c’est : est-ce que tu es une tarée intéressante ? »

Alva tend la main. Alizée hésite, une fraction de seconde, puis la prend. La chaleur de cette main, une ancre inattendue. Baston, comme si elle a compris le pacte silencieux, saute du canapé et les suit tranquillement. La nuit les avale.

Le balcon exigu, une cage de fer rouillée, offre une vue misérable sur un parking vide et des tours en veilleuse, des squelettes lumineux dans l’obscurité. Le silence n’est que percé par des basses lointaines qui remontent des entrailles de la ville, une pulsation lancinante. Alva allume un joint, la flamme éclairant un instant son visage. Alizée s’appuie contre la rambarde froide, l’odeur âcre de la fumée s’accroche à ses cheveux. Baston est couchée entre elles, museau sur les pattes, sa présence un réconfort muet.

« Tu crois qu’on peut mourir juste d’être trop fatiguée ? » demande Alva, une question lancée au vide.

« Ouais. Pas d’un coup. Mais à petit feu, ouais, » répond Alizée, le regard perdu dans les lumières lointaines.

« C’est rassurant. »

« Pourquoi tu demandes ça ? »

« Je ne sais pas. T’as une tête à penser à la mort. Je me suis dit que tu saurais. »

« Et toi t’as une gueule à ne pas y penser du tout. Tu fais genre la vie c’est une grande teuf qui ne finit jamais. »

« Bah ouais. C’est ça ou se foutre en l’air à 8h du matin dans une baignoire. Il faut choisir son équipe. »

« Tu as déjà tenté ? »

« Non. Mais je crois que si je devais, je me transformerais en oiseau. Un rossignol. Je chanterais jusqu’à crever les tympans des passants, et pouf, plus rien. Silence. Cendres. »

« T’es perchée. »

« Toi t’es bloquée. »

Alva lui tend le joint. Alizée hésite, puis prend une taffe. Tousse. Le goût âpre lui brûle la gorge.

« Pas mal. »

« Toujours. Je me fournis chez un vieux qui fait pousser ça dans sa cave, entre deux boîtes de ravioli. Il a des doigts verts et des dents jaunes. » Alva rit. Un rire vrai, rare, qui réchauffe un peu l’air froid de la nuit.

« Tu es sérieuse tout court, parfois ? »

« Non. C’est une maladie que je préfère éviter. Je fais des blagues. Je me débrouille. Et je danse. C’est tout ce qu’on peut faire dans ce merdier. »

Leurs vies, des gravats éparpillés, des débris. Alva squatte, précaire. Alizée, une chambre minuscule, au-dessus d’un PMU, les murs imprégnés de clope froide et de vieille sueur de mec divorcé. Mais Baston est là. Toujours. Dormant contre Alizée. La seule constante.

« C’est précieux, ça. Quelqu’un ou quelque chose qui dort contre toi. Moi j’ai plus ça depuis… longtemps. » Alva éteint le joint dans une canette vide. Un silence s’installe, lourd de non-dits.

« Tu sais qu’on pourrait vivre ensemble ? » lance Alva, rompant le mutisme.

« Hein ? »

« Je dis ça comme ça. Toi, moi, Baston. Une coloc de misère. Deux matelas, un frigo vide, des clopes écrasées, un cendrier commun. Je promets de nettoyer la salle de bain une fois par mois. »

« Tu ne me connais pas. »

« Toi non plus. Mais tu ne me regardes pas comme une merde. Et moi je me sens bien là. Ça n’arrive jamais. » Un autre silence, tendu. « Tu fais souvent ce genre de proposition ? » demande Alizée.

« Non. Seulement quand je sens un truc. Là, je sens un truc. »

Alizée regarde la ville en bas. Une lumière clignote, solitaire. Baston se lève, s’étire, pose sa tête contre la jambe d’Alva, comme une bénédiction silencieuse.

« OK. Mais tu fais la vaisselle. »

« Vas-y meuf de l’ombre. On va se sauver ou se flinguer ensemble. »

« Probablement les deux. »

Elles rient. Leurs rires, une promesse fragile dans l’obscurité.


Le studio, sixième étage sans ascenseur, est minuscule. Tout est trop petit. Deux matelas à même le sol, un frigo vide qui grogne par intermittence, un évier plein de vaisselle, des murs qui s’écaillent, témoins silencieux de vies passées. Des fringues partout, un seul bol pour deux, des chaussettes suspendues à la poignée de la fenêtre comme des drapeaux de défaite. Le soleil tape à travers une serviette tendue en guise de rideau, projetant une lumière blafarde sur le désordre. Baston, roulée en boule sur une couverture, dort. Alizée est assise par terre, le dos contre le mur, un café tiède dans une tasse ébréchée, observant Alva au milieu de la pièce, en culotte et débardeur, pieds nus, inspectant les grains de beauté de ses cuisses. La musique crache d’un vieux téléphone coincé dans un verre, ses basses distordues résonnent faiblement.

« On a rien. Mais je me sens comme dans un putain de palace. Genre, une suite royale avec matelas au sol et crottes de Baston en bonus. »

« C’est son territoire maintenant. Elle te teste. »

« Je lui laisserais volontiers ma place. Elle a plus de dignité que moi, cette chienne. »

Alizée la regarde, longtemps. Alva s’en rend compte et se tait, son rire s’éteint un peu, une gêne palpable.

« Tu bluffes tout le temps, hein, » dit Alizée, une observation plus qu’une question.

« Il faut bien. Sinon je me décompose. »

Un silence. Baston lève la tête, bâille, puis se rendort, indifférente à leurs états d’âme. Alizée finit son café, la gorge sèche.

« Il faut qu’on trouve du taf. Sinon on va finir par vendre des chaussettes sur Vinted et manger des pâtes sans pâtes. »

« J’ai une piste. Il y a un mec qui cherche des filles pour faire de l’inventaire dans un supermarché de nuit. C’est payé en liquide. Il faut juste savoir compter jusqu’à 12 sans vomir. »

« Tu crois que je peux y arriver ? »

« T’as une tête à survivre à l’apocalypse nucléaire. Compter des boîtes de conserve, ça va aller. »

Alva attrape un sac, vide son contenu sur le matelas : une robe pailletée, un chargeur cassé, une boîte de Doliprane, des bouchons d’oreilles, un paquet de nouilles écrasé.

« Tu vois, j’ai tout ce qu’il faut pour réussir dans la vie. »

« Tu as oublié l’ambition. »

« Non. L’ambition, je la garde pour plus tard. Là, je veux juste des clopes, un peu de thune, et toi pas trop loin. »

Alizée ne répond pas. Elle se lève, va vers la kitchenette minuscule. Ouvre le frigo : une bière entamée, une demi-tomate ridée, un yaourt périmé.

« Tu bouffes le yaourt ou je le laisse crever ? »

Alva, depuis le matelas, répond : « Si tu ne le sens pas, c’est qu’il est vivant. Tue-le. »

Alizée le jette. Elle prend la bière, boit une gorgée. Alva se redresse, la regarde, sérieuse, soudain.

« Tu sais que je me sens bien avec toi ? Genre… calme. Ça ne m’arrive jamais. »

« C’est Baston. Elle a un pouvoir magique. Elle respire et on se dit que tout ne va pas exploser tout de suite. »

« Je voudrais que ça dure. Mais je sais que ça ne durera pas. »

Alizée la fixe, un instant. Puis détourne les yeux.

« Arrête de dire des trucs comme ça. »

« Désolée. Je crois que je suis déjà en train de tomber amoureuse de nous trois. »

« C’est con. Parce qu’on est invivables. »

« C’est pour ça que c’est beau. »

Elles se regardent. Puis éclatent de rire, en même temps. Un rire sale, fragile, mais réel. Baston, comme si elle a compris, pousse un petit grognement de contentement. La fragilité de ce bonheur improvisé.

Le petit studio est un concentré d’énergie et de désordre. La cuisine minuscule déborde de vaisselle sale, des vêtements traînent sur le sol, un vieux canapé craque sous le poids de leurs corps. Sur une étagère improvisée, un pot de café entamé, un paquet de chips écrasé, quelques bougies presque consumées. Baston, la petite chienne, dort profondément sur un coussin déchiré. Alizée est debout près de la cuisine, tenant une casserole d’eau bouillante. Alva est assise à même le sol, un paquet de cartes dans les mains.

« Tu ne vas pas encore me battre, hein ? J’ai besoin d’une victoire, là, » lance Alizée, boudeuse, un regard vers Alva.

« Pas question. Prépare-toi à perdre, » répond Alva, un sourire taquin sur les lèvres, battant les cartes avec une dextérité surprenante.

Elles s’installent par terre, jambes croisées, et commencent à jouer. Le claquement des cartes contre le bois, leurs rires éclatants réchauffent l’atmosphère, chassent un instant la grisaille du studio.

« Tricheuse ! » s’écrie Alizée, en posant une carte, feignant la colère.

« Tu rêves ! » répond Alva, son sourire irradiant.

La partie s’étire, elles sont concentrées, mais l’amusement l’emporte sur l’enjeu.

Plus tard, dans la cuisine exiguë, Alizée essaie de faire des pâtes. La casserole déborde, l’eau bouillante se répand sur la plaque crasseuse. « Putain ! »

« Laisse, je gère. T’inquiète, moi je suis une reine de la cuisine ! » Alva se lève, remue la casserole, fait sauter les pâtes avec un air faussement sérieux, une grâce inattendue dans ses gestes.

Alizée regarde la casserole, une pointe d’inquiétude dans la voix. « Tu crois qu’on a assez à manger pour Baston aussi ? »

Alva sourit. « Elle va survivre, t’inquiète pas pour ça. »

Dans la salle de bains étroite et vétuste, elles se brossent les dents côte à côte devant un miroir fissuré. L’espace est minuscule, mais elles trouvent un rythme presque synchronisé. Alva fait exagérément mousser le dentifrice dans sa bouche, une enfantine exubérance.

« Tu te broches toujours les dents comme cha ? »

« Non, mais j’aime bien faire cha avec toi. Ça me rachure. »

Leurs regards se croisent dans le miroir, un éclat de tendresse fugace passe entre elles. Elles rient doucement, un rire complice.

Ensuite, elles s’affalent sur le canapé usé. Alizée sort une vieille enceinte Bluetooth, met de la musique. Elles se lancent dans une danse maladroite et joyeuse au milieu du salon, se bousculant, riant aux éclats, libérées un instant de tout poids.

« Tu m’épuises, » souffle Alizée, reprenant son souffle.

Alva rigole, son rire emplissant la pièce. Baston se joint à elles, courant entre leurs jambes, mordillant doucement le pantalon d’Alizée, un acteur silencieux de leur joie.

Plus tard, des sandwiches simples sont posés sur la table, un repas spartiate mais suffisant.

« Tu sais, j’aime bien ce qu’on a là. Même si c’est pas parfait, » dit Alizée.

« Moi aussi, » répond Alva, un murmure sincère.

Elles échangent un long regard, sincère. Le temps semble suspendu, un bref instant de grâce.

Alizée sort un paquet de chips, s’installe sur le canapé, invitant Alva à la rejoindre. Elles mangent en silence, une complicité profonde les unissant.

Le soir descend doucement, enveloppant le studio. Baston s’endort contre Alizée, une chaleur rassurante. La fatigue gagne les deux jeunes femmes, qui s’endorment côte à côte, comme deux âmes qui s’apprivoisent enfin.

Le studio est plongé dans une lumière douce et tamisée. La nuit est installée dehors, pesante, presque palpable. Seule une petite lampe projette une lueur orangée, presque chaleureuse, sur les murs défraîchis. Le silence est lourd, seulement troublé par le souffle régulier de Baston endormie dans son panier. Alizée et Alva sont assises l’une à côté de l’autre sur le canapé, leurs jambes se touchent, chacune tenant une tasse de thé tiède. La tension dans l’air est différente, chargée d’un frisson d’incertitude et de désir.

Alva, la voix légèrement tremblante, jouant avec sa tasse, brise le silence. « Tu penses… que ça peut marcher, nous ? »

« J’en sais rien. Mais j’ai envie d’y croire, » répond Alizée.

Leurs regards se croisent timidement, une question muette dans les yeux d’Alizée.

« J’ai jamais été… proche de quelqu’un comme ça avant, » confie Alva, sa voix un murmure.

« Moi non plus. C’est nouveau. Mais ça ne fait pas si peur, » répond Alizée, une douceur inhabituelle dans la voix.

« Parfois j’ai peur que ça casse, » murmure Alva, plus bas.

« Alors on construit, doucement. Pas à pas. »

« J’ai envie de t’embrasser. »

« Vas-y. »

Elles s’embrassent, avec retenue au début, puis tendrement, une faim silencieuse les unissant. Baston gémit doucement, se redresse, puis vient se blottir contre elles, comme un gardien silencieux de ce moment fragile. Après un long instant, elles se séparent à regret, les yeux brillants, un sourire timide sur leurs lèvres.

« On va y arriver, Alva. »

« Oui. On va y arriver. »

La lumière du jour disparaît lentement, les enveloppant dans une douce pénombre.


Alizée est sortie faire des courses. Le studio reste en désordre, quelques cartons ouverts, des coussins jetés sur le sol comme des âmes perdues. Baston est couchée sur un tapis, sa respiration régulière emplissant le silence. Alva est en débardeur, assise par terre, une bière à la main, les yeux un peu rouges — non pas de larmes, mais d’une fatigue ancienne, d’une lassitude profonde.

Elle parle à Baston tout bas, tout bas, comme si les murs pouvaient entendre, comme si elle se confiait à l’air ambiant.

« Toi au moins t’es là. Tu n’as pas peur des miettes. Pas peur du bordel. Tu me regardes comme si j’étais normale. »

Elle caresse Baston sans la regarder, son geste mécanique.

« Je suis pas normale, tu sais. Mais ce n’est pas grave, je le joue bien. Je rigole fort, je bouge, je fais la conne, je dis des trucs qui choquent. Les gens croient que je suis vivante. Ils ne voient pas que j’ai des trous partout. Des vraies brèches. »

Un silence. Lourd. Pesant.

« Tu sais ce que c’est que de grandir dans le vide ? Pas l’absence. Non. Le vide. Le genre de truc qui ne fait pas de bruit mais qui bouffe. Une maison trop grande. Trop propre. Trop silencieuse. Deux parents qui te croisent dans le couloir sans savoir si tu as mangé. Un père qui touche. Une mère qui regarde ailleurs. »

Elle allume une clope. L’inspiration est longue, profonde. Elle parle vite maintenant, comme pour ne pas s’écouter elle-même, pour que les mots ne prennent pas corps.

« C’était le soir surtout. Toujours le soir. Il disait que j’étais jolie. Que je devais me sentir spéciale. J’avais sept ans, tu vois ? Sept ans et déjà plus rien dans le ventre. J’ai appris à me taire, à sourire, à ranger mes petites culottes au bon endroit. À respirer sans faire de bruit. »

Elle regarde Baston, ses yeux fixant la chienne.

« T’imagines, toi, qu’une enfant puisse disparaître à l’intérieur de son propre corps ? Moi je l’ai fait. Je me suis effacée à l’intérieur. J’étais plus qu’un fantôme qui allait à l’école, qui disait « merci », « oui », « je vais bien ». Même les profs disaient que j’étais sage. La bonne élève. L’enfant facile. »

Un rire amer lui échappe.

« À l’intérieur, j’étais déjà morte. Mais j’avais compris un truc : si tu rigoles, ils ne regardent pas trop près. Si tu danses, si tu cries, si tu parles fort, ils se disent que tout va bien. Alors je suis devenue ce feu d’artifice. Fausse lumière. Fausse joie. C’est ça que tu vois aujourd’hui, Baston. C’est pas moi, c’est le camouflage. »

Elle jette la cigarette dans une canette vide. Le son résonne dans le silence.

« Des fois je me dis que je devrais le dire. À Alizée. Mais j’ai peur qu’elle ne me regarde plus pareil. Qu’elle me voie cassée. Ou pire : qu’elle me prenne en pitié. Et ça, je ne peux pas. Je veux qu’elle m’aime sans savoir. Qu’elle m’aime pour ce que je montre. Pas pour ce que j’ai survécu. »

Elle caresse Baston, plus lentement. Sa voix se brise un peu, un léger tremblement.

« Toi, tu m’aimes sans savoir. Et ça me fait du bien. Mais je suis fatiguée, Baston. Fatiguée de faire semblant. Fatiguée d’avoir survécu. Fatiguée de ne pas pouvoir hurler. »

Elle pose sa tête contre le flanc de Baston. Silence. Seule la respiration lente de la chienne.

« Mais tu n’en fais pas. Je vais continuer de briller. Je vais danser, parler, faire rire. Je suis douée pour ça. Et quand je tomberai, il ne faudra pas pleurer. Ce sera juste la fin logique d’une fille en feu. »


Le studio est étouffant, saturé de cette lumière orange sale qui tombe de la lampe suspendue au plafond. L’air semble peser sur leurs épaules, chargé de tensions qu’elles n’ont plus envie de cacher. La vieille radio grésille un air rauque en fond, mais dans la pièce il n’y a plus que le bruit de leur souffle haletant, du battement lourd de leurs cœurs. Alizée et Alva sont face à face, à peine habillées, les regards accrochés, sans plus rien à perdre.

« Tu sais ce que tu fais, là ? Ce n’est pas juste un jeu, ce n’est pas un rêve. C’est brutal, c’est violent, c’est putain de réel. Tu veux ça ? » demande Alizée, la voix tendue.

« Je n’en peux plus de me sentir creuse, vide, sans personne. J’en ai marre de ces nuits à tourner dans le noir sans savoir pourquoi. Je veux que ça fasse mal, que ça me bousille, que ça me consume. Je veux sentir que je suis vivante, » répond Alva, sa voix emplie d’une urgence désespérée.

« Alors on va s’écraser l’une contre l’autre. »

Alizée plaque Alva contre le mur. Le choc fait vibrer leurs corps, mais elles s’y accrochent, cherchant l’une dans l’autre une ancre. Leurs bouches s’embrassent avec une urgence presque brutale. Les langues s’enroulent, mordent, cherchent, sans attendre.

« Putain, oui. Pas de demi-mesure, » murmure Alva.

« Tu veux qu’on aille jusqu’où ? »

« Jusqu’à ce qu’il y ait plus rien. Jusqu’à ce qu’on crève. »

Alizée retire le t-shirt d’Alva sans délicatesse, dévoilant la peau pâle, les cicatrices presque invisibles, la chair qui frémit sous son regard. Elle descend avec ses lèvres, mordille le cou, griffonne l’épaule. Alva pousse un cri rauque, mêlé de douleur et de plaisir.

« Tu supportes ? Dis-moi si ça fait trop. »

« Trop c’est juste assez, » répond Alva à voix basse.

Elles tombent sur le lit, corps contre corps, mêlées, frottées, brûlantes. Alizée saisit la peau d’Alva, la fait trembler, gémir. Leurs mains sont avides, se cherchant sans relâche. Pas de douceur feinte, juste un affrontement tendre et violent.

« Je veux que tu me montres ce que tu veux. Que tu me guides. Je veux pas deviner. »

« J’ai besoin que tu me fasses oublier le monde. »

« Tu me fais pas peur tu sais. »

Leurs souffles se mélangent, la peau brûle, les cœurs s’emballent. Elles se perdent l’une dans l’autre, entre désir et besoin de toucher, de sentir, de ne plus être seules. Le temps s’étire, chaque seconde est un choc, une promesse, une déflagration.

« On va tout foutre en l’air, ce soir. »

« Je m’en fous. Tant que c’est avec toi. »


Le supermarché bourdonne, ses néons blafards balayant sans pitié les visages fatigués et les produits alignés en rangs serrés. Les allées étroites semblent vouloir avaler les deux femmes. Alizée pousse le chariot avec une certaine légèreté, tandis qu’Alva traîne les pieds, distante sans être froide, un vague voile sur le regard. Alizée s’arrête devant le rayon des céréales, attrape une boîte colorée.

« Tu veux celles-là ? Celles au chocolat comme la dernière fois. »

« Ouais, si tu veux, » répond Alva, la voix un peu absente.

Alizée pose la boîte dans le chariot, puis avance encore un peu, observant Alva qui semble chercher ses mots sans les trouver. Elle s’approche doucement, déposant une main légère sur le bras d’Alva.

« Tu sais, tu peux me dire si ça ne te va pas, hein. Pas besoin de faire semblant. »

« Je fais pas semblant, » répond Alva avec un sourire forcé.

Elles continuent leur route dans les allées, les bruits de chariots, d’emballages froissés, les voix indistinctes se mêlant en un fond sonore étouffant. Alizée attrape quelques pommes, en choisit une rouge et brillante, la serre doucement dans sa main, puis la tend vers Alva.

« Tiens, goûte. »

Alva hausse les épaules, prend la pomme, la pèse dans sa paume, croque un morceau à moitié sans y croire.

« T’es insupportable à vouloir toujours m’obliger à manger sain. »

« Il faut bien que je compense ta mauvaise humeur. »

Silence. Alizée observe Alva en coin.

« Tu penses à quoi, là ? »

« À rien. Ou à tout. Je ne sais pas, » répond Alva, haussant les épaules, détournant le regard.

« Tu préfères quoi ? Nature, ou avec des fruits ? »

« Peu importe. »

« Tu veux que je te prenne un truc ? Pour le mal de tête ou… pour tenir le coup ? »

Alva regarde enfin Alizée, un éclat triste dans les yeux.

« Je sais pas. Je sais plus. Alizée, j’ai peur de ce que je deviens, » murmure-t-elle à voix basse.

« Tu n’es pas la seule. »

« Tu comprends pas. »

Silence.

« Tu veux qu’on rentre ? Ou on traîne encore un peu ? »

« On rentre, » répond Alva d’un ton neutre, vide.

Le soleil décline lentement, étirant les ombres des platanes sur le trottoir fissuré. L’air est frais, chargé d’une odeur de terre humide et de feuilles mortes. Baston marche sagement entre Alizée et Alva, son pas léger. Le rythme est lent, presque lourd, comme si chaque pas pèse sur leurs épaules. Les bruits de la ville s’estompent, remplacés par les froissements des feuilles sous leurs pieds, le léger souffle du vent dans les arbres, le battement régulier de leurs pas sur le bitume. Un silence les enveloppe.

« Tu sais, je pensais qu’on pourrait partir. Juste un week-end. Pas loin, mais ailleurs. Respirer, changer d’air. Toi, moi, Baston. Une vraie coupure, » propose Alizée.

Alva, un peu en retrait, regarde ses pieds sur le trottoir, évitant le regard d’Alizée. « Mmh… Ouais, peut-être. »

Silence.

« Je me disais qu’on pourrait se poser quelque part, sans le stress du quotidien, sans ce studio trop petit où on étouffe un peu, » poursuit Alizée, sa voix empreinte d’une lueur d’espoir.

« Je sais pas, Alizée. J’ai du mal à y penser, » soupire Alva, sans lever les yeux.

« Qu’est-ce qui te bloque ? »

« J’ai peur. J’ai peur de ce que ça signifie tout ça. Du poids des attentes, du saut dans l’inconnu. »

« On n’a pas à tout savoir tout de suite. Juste à essayer. Pas à pas. Et puis on voit, » insiste Alizée. « J’ai envie de croire qu’on peut construire quelque chose. Pas une histoire parfaite, mais la nôtre. Avec nos galères, nos rires, nos silences. »

« C’est ça le problème… J’ai peur que ça s’effondre. Que je m’effondre. Que tu te rendes compte que je ne suis pas celle que tu espérais. »

« Je veux juste que tu sois là. Vraiment là. Pas parfaite. Juste toi. »

« Je sais plus qui je suis, » murmure Alva à mi-voix. « Parfois j’ai l’impression que je me perds, que je glisse dans un vide sans fond. »

« Tu peux m’en parler, tu sais. »

« Parler… Je crois que j’ai plus de mots, » répond Alva avec un rire amer. « Juste un grand silence, et puis la nuit qui dévore. »

Silence. L’ombre des platanes s’allonge, les engloutissant lentement.


Le studio est plongé dans une lumière grise et froide, un soleil blafard filtre à travers les volets mi-clos. L’appartement semble plus vide, plus lourd. Sur la table basse, des canettes de bière vides, quelques paquets de cigarettes entamés, un petit cendrier débordant. Des vêtements froissés jonchent le sol, et la vaisselle sale s’entasse dans l’évier. Baston dort paisiblement dans son panier, inconsciente du tumulte qui ronge leurs existences.

Alizée entre, épuisée après une longue journée de travail d’intérim. Elle jette son sac sur une chaise, retire son manteau sans énergie. Alva est affalée sur le canapé, un visage fatigué, un peu blême, les yeux rouges et brillants. Une canette de bière posée sur la table basse à portée de main. Elle fixe le vide, immobile, comme hors du temps.

« Hey… Tu es là ? » dit Alizée avec douceur, posant son sac, s’approchant doucement.

« Ouais, » répond Alva, la voix rauque, détachée.

Alizée s’accroupit près du canapé, cherchant le regard d’Alva, qui l’évite, se dérobant.

« Tu devais pas bosser aujourd’hui ? »

« Je n’ai pas eu envie, » souffle Alva, presque méprisante.

« Ça fait combien de jours que tu rates le taf ? » demande Alizée, inquiète, s’asseyant près d’elle.

« Longtemps, » répond Alva, jetant un coup d’œil vers les bouteilles vides.

« Tu sais que ça ne va pas, non ? » dit Alizée avec un soupir.

Alva ricane amèrement. « Ben si ça va. Je suis juste fatiguée. »

« Fatiguée, ou détruite ? »

Alva répond pas. Elle avale une gorgée de sa bière, laisse le liquide couler dans sa gorge, secoue la tête comme pour chasser un poids invisible.

« Je t’ai vue ces derniers temps… Tu changes, Alva. Tu t’effaces, » dit Alizée, la voix un peu tremblante.

« Peut-être que c’est ça, grandir, » répond Alva, le regard noir, un sourire amer.

« Ça ressemble plus à une chute. »

Un long silence. Alizée observe Alva, tentant de déchiffrer ce qu’elle ne dit pas. La tension est palpable, presque électrique.

« Je n’ai plus envie de me battre, » murmure Alva, comme un souffle.

« Moi non plus. Et je ne veux pas te perdre. »

Alva se relève soudainement, titubant un peu. « Tu ne peux rien pour moi, Alizée. Tu ne peux pas réparer ce qui est cassé. »

Alizée se lève aussi, s’approchant, doucement. « Tu crois que je vais te laisser tomber ? »

Les larmes commencent à monter aux yeux d’Alva, la voix brisée. « Tu comprends rien. »

Alva tourne la tête, fuyant le regard d’Alizée. Baston se lève, s’approche doucement et pose sa tête sur les pieds d’Alva. Celle-ci passe une main distraite sur le pelage du chien.

« Parle-moi. Juste un peu, » dit Alizée à voix basse.

Une pause, puis un souffle rauque. « C’est trop lourd, Alizée. Trop noir. »

« Tu peux me confier tout ton noir. Je le porterai avec toi. »

Alva baisse la tête, un sanglot étouffé monte. Elle serre Baston contre elle, comme si c’était sa dernière bouée.

« Je crois que je me noie, » souffle-t-elle.

Alizée la prend doucement dans ses bras. « Alors accroche-toi à moi. »

Elles restent ainsi, dans un silence chargé de douleur. Baston gémit doucement, puis se blottit contre Alva. Un bruit de téléphone qui vibre sur la table brise ce moment. Alizée regarde son portable : c’est une notification du travail.

« Je dois y aller bientôt. Mais je reviens vite, d’accord ? » dit Alizée, faisant un effort pour sourire.

« Ouais… D’accord, » répond Alva, un faible sourire.

Alizée se prépare à partir, prend une dernière fois la main d’Alva dans la sienne. Elle hésite, puis sort doucement, fermant la porte derrière elle. Alva reste seule sur le canapé, la tête appuyée contre le dossier, les yeux perdus dans le vide. Elle serre Baston contre elle, la respiration lourde. Lentement, la lumière s’éteint, ne laissant que l’obscurité, juste trouée par la lumière d’un lampadaire qui filtre par la fenêtre.


Le couloir de l’immeuble est sombre, étroit, les murs défraîchis avec des traces d’humidité. Le son étouffé des pas résonne sur le carrelage froid. Une faible lumière vacille dans l’escalier. La porte du studio s’ouvre doucement, puis se referme sans bruit. Alizée est dans le salon, assise sur le canapé, une cigarette à la main, le regard perdu dans les volutes de fumée. Baston dort sur le tapis, la tête posée sur ses pattes. Le bruit de la clé dans la serrure résonne.

« Alizée… » La voix est faible, cassée, alors qu’Alva entre en titubant.

Alizée se redresse vivement, pose sa cigarette sur la table basse, et se lève. « Alva ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Alva avance péniblement, appuyée sur le mur. Son visage est tuméfié, des traces de sang séché sur la lèvre, un œil à moitié fermé. Elle porte un vieux manteau déchiré, une écharpe sale nouée autour du cou. Sa démarche est hésitante, presque chancelante.

« J’ai eu… une mauvaise soirée, » dit Alva avec un sourire amer, un étrange détachement.

« Putain, Alva, qu’est-ce qui t’a fait ça ? Qui t’a fait ça ? »

« Je préfère pas en parler. »

« Tu peux me faire confiance. Je suis là. Dis-moi, » dit Alizée doucement.

Alva hésite, puis s’effondre lentement sur le canapé, épuisée.

« C’est la rue, Alizée. Les hommes. La nuit. L’ombre qui te saute dessus quand tu es trop vulnérable, » murmure Alva à voix basse.

« On va nettoyer tout ça. Je vais m’occuper de toi. »

« J’ai bu. Trop. Et je crois que je me suis laissée faire. Je n’ai plus de force pour me défendre, » dit Alva d’une voix brisée.

« Jamais plus. Jamais. Tu m’entends ? Jamais plus, » répond Alizée, la voix ferme, pleine de colère et de protection.

Elle se lève, va chercher une trousse de premiers secours. Alva reste immobile, la tête penchée, les yeux dans le vide.

« Ça va piquer un peu, ok ? » dit Alizée en commençant à nettoyer les plaies.

Alva hoche la tête, sans dire un mot. Alizée désinfecte les blessures, sa main légèrement tremblante. Le silence s’installe, lourd, tendu.

« Baston est là aussi, tu sais ? Elle t’aime bien, elle, » essaie Alizée, essayant de détendre l’atmosphère.

Baston s’approche, pose doucement sa tête sur les genoux d’Alva.

« Je suis fatiguée, Alizée. Tellement fatiguée, » dit Alva à voix basse, presque un souffle.

« Je sais. Mais tu vas t’en sortir. Je vais pas te laisser tomber. »

Un long silence suit, les deux femmes figées dans cette nuit où tout bascule.

Tôt le matin. Le studio est en désordre. Des bouteilles vides, des cendriers pleins à ras bord. Une puanteur de tabac froid, de sueur, d’alcool flotte dans l’air. Alizée est seule, assise sur le bord du lit, les yeux gonflés de fatigue. Baston dort en boule à ses pieds.

« Elle est pas rentrée. Pas encore, » murmure Alizée au vide, sa voix un filet.

Elle se lève, vêtue d’un sweat trop grand et d’un legging troué. Elle fouille dans son sac, sort son téléphone, tente un appel. Messagerie. Encore. Elle écrit un message, le supprime, en réécrit un autre, le supprime aussi. Les mots ne viennent pas, ou ne peuvent plus rien.


La nuit suivante, Alva rentre. Défoncée. Elle rit toute seule, un rire sans joie qui déchire le silence. Elle claque la porte, se cogne contre un meuble.

« Alva ! » s’écrie Alizée, se levant d’un bond. « Il est trois heures du matin. Tu ne peux pas même m’envoyer un message ? »

Alva, les yeux rouges, un sourire détraqué sur le visage, répond : « Mais je suis là, princesse. Regarde-moi, j’existe encore. »

Elle tombe sur le canapé, les bras écartés, un simulacre d’abandon.

« Tu pues l’alcool et la nuit pourrie, » dit Alizée, la voix pleine de dégoût et de peine.

« Et toi tu pues l’attente. »

Silence. Baston s’approche, puis recule, confuse par l’atmosphère lourde.

Le jour s’est levé sur un quotidien éclaté. Alizée prépare à manger. Riz blanc, œufs. Simple. Une tentative de normalité. Alva dort toujours, sur le canapé, en jeans, une clope éteinte entre les doigts, comme une extension d’elle-même.

« Il faut que je tienne. Juste encore un peu, » murmure Alizée pour elle-même.

Alva se réveille brutalement, les yeux hagards. « Il y a de la bière ? »

« Il est 11h. Mange d’abord, » répond Alizée, le ton las.

« Va chier. »

Elle se lève, va chercher une canette dans le frigo, l’ouvre avec un bruit sec et en boit une première longue gorgée.

Le soir, elles mangent en silence. Baston lèche un os sous la table, le seul bruit audible.

« Tu crois qu’on peut continuer comme ça ? » demande Alizée nerveusement.

« C’est quoi « ça » ? Ta petite vie bien rangée ? » répond Alva, la bouche pleine.

« Je parle de toi. De ce que tu deviens. Tu te détruis et tu veux m’entraîner avec toi. »

Alva tape la table, un geste sec et violent. « Tu crois que t’es au-dessus ? Tu crois que tu as tout compris ? Tu ne sais rien. Tu n’as jamais su. »


Quelques jours plus tard. Aucune parole n’est échangée. Un silence lourd s’est installé. Alizée fait le ménage, ramasse des fringues, nettoie des verres, une routine mécanique pour éviter le vide. Alva est assise par terre, contre le mur, une bouteille entre les jambes, un regard perdu dans l’abîme. Baston est couchée contre elle, une présence silencieuse.

La lumière tamisée rend le studio plus sombre encore, accentuant le désordre ambiant. Alva, seule, est assise par terre, fumant une cigarette. Baston, la chienne, est couchée à côté, son souffle régulier. Dehors, la pluie bat contre les vitres, un murmure constant. Alva lui parle, comme à une personne, sa voix douce, voilée, presque un murmure.

« Tu dors ? Tu as ce truc de toujours dormir quand il ne faut pas. Toujours tranquille. Comme si rien ne pouvait t’atteindre. Tu n’as pas idée comme j’ai envie de te secouer. De te balancer contre un mur juste pour te faire sentir un peu de mon dedans. »

Elle boit une gorgée dans une bouteille en plastique, un liquide indistinct.

« Tu m’écoutes même pas. Ouais. T’écoutes rien. Tu regardes. Tu regardes avec tes yeux de ciel clair. Avec ta gueule pleine de foi. Tu as la gueule des choses qui ne jugent pas. Et c’est pire. Pire que si tu me hurlais dessus. »

Elle la fixe longuement.

« Tu veux que je te dise ? Tu m’as sauvée. Ouais. Toi. Avec ta truffe, ton silence, ta fidélité de malédiction. Tu étais là quand j’ai pété un câble la première fois. Quand je n’ai pas dormi pendant trois nuits. Quand j’ai vomi du sang, et que j’ai dit que c’était rien. Tu as léché le sol. Tu as veillé. Tu étais là. Tu es là. Et putain, ça me fout les nerfs. »

Elle se lève, tourne dans la pièce, un fauve en cage.

« T’es trop propre. Trop droite. T’as pas cette fange qui dégouline sous la peau. Tu n’as pas ce besoin de t’exploser pour te sentir vivre. Moi j’ai ça. C’est mon carburant. C’est comme si je ne pouvais pas respirer si je n’avais pas un truc qui brûle dans les veines. Et toi, tu es là, à respirer comme si c’était rien. À aimer sans condition. Sans même comprendre pourquoi moi, je ne peux pas. »

Son ton baisse, une confession honteuse.

« Parfois je me dis que tu n’es pas réelle. Que tu es un piège. Un genre d’ange dégueulasse. Un miroir à quatre pattes qui me montre que je suis pourrie. Que je suis que du manque, du sale, du trou. »

Elle s’assied face à Baston.

« Tu vois, j’ai voulu être quelqu’un. Une bonne personne. Mais je n’ai pas la recette. J’ai que des cicatrices et des excuses. J’ai qu’un cœur rouillé qui s’ouvre que pour mordre. Et toi tu es là, à m’aimer comme si j’étais belle. »

Une pause. Longue. Elle pleure sans bruit, des larmes silencieuses.

« Tu ne comprends pas, hein. Tu n’as pas besoin de comprendre. Mais moi, je ne peux plus porter ton regard. Je ne peux plus voir ce que je ne suis pas dans tes yeux. Je ne peux plus me sentir petite face à ton silence plein. »

Elle se lève à nouveau, l’agitation la reprenant.

« Tu m’aimes trop. Tu vois. Tu m’aimes trop. Et moi j’ai jamais appris à recevoir. J’ai grandi dans un monde où on ne te donne rien. Où il faut voler l’amour dans les coins. Et toi, tu donnes sans demander. Comme une conne. Mais tu sais, on m’a souvent frappée, on m’a souvent violée, on m’a souvent insultée et craché dessus, et j’ai toujours baissé la tête pour voir juste la merde collée à mes chaussures. Je n’ai pas eu la vie d’Alizée moi. J’ai construit un masque pour faire genre. Ça tu le sais, depuis le premier jour tu l’as vue. Je sais. Tu ne m’as jamais jugée. Même quand j’ai frappé, même quand j’ai menti, même quand j’ai failli foutre le feu. Mais tu ne me soigneras pas, Baston. Personne ne peut soigner ça. Ni toi, ni Alizée, ni personne. »

Elle s’arrête. Regarde Baston.

« Tu devrais te barrer. Avec Alizée. Trouver une fille propre. Une fille lumière. Pas une ombre ambulante. Pas une meuf qui s’effondre dans les chiottes d’un bar juste pour sentir quelque chose et pour essayer d’oublier tout ce qu’elle a été et tout ce qu’elle est. Pas une meuf qui pue la mort douce. Tu devrais rester près d’Alizée et plus jamais me regarder. »

Elle crie, d’un coup, un cri rauque et désespéré. « TU DEVRAIS TE CASSER, PUTAIN ! On ne t’a jamais fait de mal à toi. Ça se voit. »

Silence. Baston ne bouge pas, immobile. Alva rit. Un rire creux, presque enfantin.

« Mais tu restes. Bien sûr que tu restes. Tu es là jusqu’au bout, hein ? Jusqu’à la fin. Tu es la seule qui ne partira pas. Même quand je m’écroulerai pour de bon. »

Elle s’approche de Baston. La touche à peine, du bout des doigts, un effleurement.

« Et c’est ça qui me tue, tu vois. Pas les drogues. Pas l’alcool. Pas les nuits. Ce qui me tue, c’est toi. Ta pureté. Ton silence. Ce reflet que tu tends. Et moi dedans, absente. »

Elle se couche au sol à côté de la chienne. Un soupir.

« Tu vas mourir avant moi, Baston ? C’est moi qui vais t’enterrer ? »

Sa voix est presque inaudible.

« Je veux que tu me pardonnes. Mais surtout… Je veux que tu m’oublies. »

La lumière baisse. Silence lourd. La pluie continue sa litanie.


Fin de soirée. Alizée rentre du boulot, le poids de la journée sur ses épaules. Elle entend des voix dans le studio. Deux inconnus, bruyants, sont là avec Alva.

« C’est quoi ce bordel ? » lance Alizée, la colère montée en elle.

Alva, sans se retourner, répond : « C’est chez moi aussi. Non ? »

« Pas quand tu transformes notre vie en poubelle. Pas quand tu ne me regardes plus. Pas quand t’es défoncée tous les soirs. »

« Alors casse-toi, » murmure Alva, à peine audible, le dos tourné.

Alizée claque la porte de la salle de bain. Le silence qui suit est assourdissant. Les deux gars échangent un regard avec Alva. Elle vide son verre, un geste machinal. Baston gratte la porte fermée, doucement.


Tard dans la nuit. Le studio est sombre. Juste la lampe au-dessus de l’évier jette une lueur jaune, malade, sur les murs. Alva est assise à même le sol, dos contre le frigo, une couverture sur les épaules. Elle fixe Alizée, qui fume à la fenêtre, l’air vidée, une ombre dans la nuit.

« Tu sais que je t’aime ? » dit Alva, la voix presque calme, inattendue.

Alizée la regarde, sans comprendre. « Tu as bu ? »

« Ouais. Et alors ? Ce n’est pas pour ça que c’est faux. »

Elle se lève lentement, s’approche d’Alizée, mais pas trop non plus.

« Je t’aime, » murmure Alva. « Depuis le début. Depuis qu’on a mangé des coquillettes par terre en riant comme des connes. »

« Alors pourquoi tu fais tout pour me repousser ? » demande Alizée, la voix brisée.

Alva baisse les yeux, lèche ses lèvres gercées, tourne la tête. « Parce que j’ai peur. Parce que je me perds. Et je ne veux pas que tu te noies avec moi. »

Un silence. Long. Puis Alva recule. « Bonne nuit. »

Elle part s’enfermer dans la salle de bain. Alizée reste seule, immobile. Baston s’approche, pose doucement sa tête sur ses pieds.


Matin. Le studio est silencieux. Trop silencieux. Alizée est à table, une tasse de café devant elle, intacte. Baston dort sous la table, calme, les oreilles dressées quand elle entend Alizée bouger.

« Tu m’as dit que tu m’aimais. Et maintenant tu me fuis. Bravo, » dit Alizée à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même.

La salle de bain est fermée à clé. Le bruit de l’eau qui coule. Alizée se lève, frappe doucement à la porte.

« Alva. Dis un truc. N’importe quoi. »

Pas de réponse. L’eau s’arrête. Silence. Alizée retourne s’asseoir, se frotte les yeux. Alva sort enfin. Elle porte un t-shirt trop grand, les cheveux mouillés, l’air épuisé.

« J’ai plus de clopes, » dit Alva, à peine audible.

« T’’as plus de respect non plus, » répond Alizée sèchement.

« Tu veux quoi, au juste ? Une déclaration chaque matin ? » dit Alva, levant les yeux.

« Je veux que tu sois là. Pour de vrai. Pas juste ton corps vide. »

« Fais pas cette gueule, Liz. »

« Appelle-moi encore Liz et je te fous dehors. »

Un silence énorme tombe entre elles. Baston gémit doucement, comme si elle sent la fracture.


Dans le studio étouffant, Alizée est assise par terre, dos au mur, la tête baissée. Baston est blottie contre elle, une chaleur réconfortante. La lumière crue accentue la fatigue dans ses yeux. Sa voix est basse, coupée, presque haletante, une confession murmurée à l’oreille de la chienne.

« Je pige rien, Baston. J’essaie, je tourne ça dans ma tête, mais ça ne colle pas. Comment elle a pu glisser aussi bas ? Comment elle est devenue ce truc froid que je ne peux même plus toucher ? Elle est là, mais plus là. Elle s’éloigne. De plus en plus. C’est comme mater quelqu’un se noyer sans rien pouvoir faire. Rien. Juste regarder crever. »

« J’aurais voulu la sauver. Lui dire que je suis là. Mais ça ne sert à rien. Ce ne sont pas des mots, ni des bras tendus qui la ramèneront. Elle a sa baston à elle, son enfer. Moi, je suis là, à rien foutre. »

« Ça me bouffe. Je gueule dans ma tête, mais elle ne m’entend pas. Elle se ferme, elle fuit, elle disparaît. Et moi je reste là, creusant le vide. »

« Tu comprends, Baston ? J’aimerais que tu lui parles. Que tu me dises quoi faire. Mais tu es là, muette, figée. Et je suis seule. Seule avec ce putain de vide, cette peur de la perdre, cette haine contre moi-même. »

« Je veux qu’elle revienne. Qu’elle soit là, entière, pas cassée. Je veux que ça s’arrête. Mais ce n’est pas moi qui décide. »

« Je t’aime, Baston. Plus que je peux dire. Et je t’aime pour elle aussi. Parce que sans toi, je ne sais pas où elle serait. »

Elle pose sa main sur la tête de Baston, voix basse, presque un souffle. « Tiens bon. Reste là. S’il te plaît. »


Quelques jours plus tard. Le soleil filtre par les feuilles des arbres. Elles marchent dans un parc, Baston courant devant, une tache joyeuse. Alva sourit un peu. Alizée aussi. Elles ne se touchent pas, mais elles sont côte à côte, une proximité retrouvée.

« Elle est con, cette chienne. Elle va le chercher à chaque fois, » dit Alva, jetant un bâton.

« Elle est fidèle, c’est tout. »

« Toi aussi, tu es comme ça, » dit Alva, moqueuse.

« Ouais. Et je le resterai. »

Silence. Alva regarde le ciel, un long, long silence. Elles s’asseyent sur un banc.

« Tu crois qu’on peut redevenir comme avant ? » demande Alva.

« Avant quoi ? Avant que tu sois malheureuse ? »

« Avant que je m’écroule. Avant que je te tire avec moi, » répond Alva, les yeux dans le vide, puis dans le ciel.

« Tu m’as pas tirée. Je suis restée. »


Le jour s’annonce ordinaire. Alizée enfile son manteau, embrasse Alva sur le front, un geste tendre et habituel, avant de partir travailler. Baston la suit jusqu’à la porte, remuant la queue. Alva se lève pour refermer la porte, le bruit du loquet résonnant dans le silence.

Silence. Long. Pesant. Alva s’assied, regardant Baston qui l’observe avec ses yeux doux, emplis d’une confiance inébranlable. Elle se lève, va dans la cuisine. Revient avec un couteau, la lame froide et brillante dans sa main.

« T’es trop pure pour ce monde, » murmure-t-elle doucement à la chienne. « T’’as rien demandé. Je n’en peux plus que tu me regardes comme ça. »

Elle caresse la tête de Baston longuement, ses doigts effleurant le pelage doux.

Puis elle passe à l’acte, sans bruit. Sans cris. La vie s’éteint en silence. Baston s’effondre.


Fin d’après-midi. Alizée rentre, les bras chargés de sacs, les épaules courbées. Elle appelle Alva.

« Je suis rentrée ! J’ai pris du vin rouge et des chips au wasabi comme tu aimes ! »

Pas de réponse. Elle entre dans le salon. Voit le sang. D’abord une tache, sombre sur le sol clair. Puis les flaques. Écarlates. Puis le corps. Baston est étendue au milieu du salon. La gorge ouverte, un silence définitif.

« Non, » un murmure. « Non non non non non non NON ! »

Elle tombe à genoux, un hurlement déchirant s’échappant de ses entrailles. Puis elle voit un papier plié, posé près de la photo d’elles deux, Alizée et Alva, souriantes. Une lettre.

La voix d’Alva résonne dans le vide du studio, des mots écrits d’une main torturée.

« Alizée,

J’ai tué Baston. Je lui ai tranché la gorge. J’ai fait ça parce que je ne pouvais plus supporter cette foutue présence qui me rappelait ce que j’étais devenue : une putain de carcasse vide. Elle était douce, elle attendait, elle faisait semblant que tout allait bien. Moi, je n’en pouvais plus. Chaque fois que je la voyais, c’était comme un miroir qui me renvoyait à ma propre chute. C’était plus fort que moi.

J’aurais préféré que tu ne voies pas tout ce putain de bordel. Mais tu sais, dans ma tête, j’ai pas pu l’éviter. J’ai préféré être celle qui brise ce lien. Baston, elle ne méritait pas cette fin avec moi, je le sais. Mais c’est la seule de nous trois qui est restée pure. Alors je lui ai enlevé la vie, comme si je m’émancipais, comme si je franchissais un cap, comme si je pouvais éclore, comme si je m’élevais, comme si c’était moi qui décidais, enfin.

Certains mots ne sont pas faciles à dire et ne sont pas faciles à entendre. C’est pour ça que j’ai décidé de les écrire plutôt que de les parler. J’ai eu de la chance de t’avoir dans mes bras, de sentir mes cils toucher tes paupières.

Je crois que tu me regardais mais que tu ne pouvais pas me voir. Tu ne pouvais pas voir que j’avais le cœur au bord des lèvres. Que j’avais le cœur sur le point d’exploser. Et puis plus rien à la place du cœur. Parfois, je sais que tu le voyais, j’étais plus rien. D’ailleurs au moment où je t’écris là, je suis plus rien. Plus rien qu’une ruine. Je suis juste une connasse qui réécrit à la main une lettre qu’elle a mis des semaines à écrire sur son téléphone.

Je pensais que j’allais pouvoir recommencer à exister. Mais non. Je suis restée absente à moi-même. J’ai cru, à certains moments, que tu étais toute ou une partie de la solution. Mais je ne pouvais pas te faire porter ce poids-là. J’avais tort, tu n’avais rien d’une solution. Tu étais mon gentil pansement. Tu as été pure, noble et lumineuse. Mais ce n’est pas ça qui m’aurait empêché de mourir. Tu m’as tant soignée, apaisée, soulagée, rassurée… Tu m’as sortie tellement de fois du gouffre. Mais non, tu n’étais pas la solution. Mais tu étais les bras dont j’avais besoin pour la trouver, cette putain de solution.

Que tu sois d’accord ou pas, l’issue elle est là. C’est là le dénouement, dans cette baignoire où je vais m’ouvrir les veines après avoir signé cette lettre. Ne rentre pas dans la salle de bain.

C’est cette guerre constante, ce combat contre moi-même, contre cette merde qui me ronge. Je suis devenue une scène de guerre. Je n’ai plus de forces, plus d’envies, juste la fatigue. Je veux que ça s’arrête. Je veux juste la fin.

Tu dois sûrement me haïr maintenant. Et tu as raison. Mais c’est comme ça que ça s’est passé. Pour une fois voilà, je te dis la vérité, même si je ne peux pas te regarder dans les yeux.

Je sais que je ne devrais même plus avoir le droit de te le dire après ça, mais je t’aime.

Alva »

Alizée lit ces mots comme un coup de couteau, ou mille coups de couteau. Le monde s’effondre. Ou fond. Se fracture en mille éclats. Les murs semblent suinter, comme des plaies ouvertes. Et Baston, égorgée au milieu du salon, est emportée par un geste noir, la dernière victime d’une âme en ruines.